La suite de la chronique d'Isabelle Collomb, toponymiste au Congrès, dédiée à la toponymie occitane dans laquelle elle évoquera l’avancée de ses travaux et différents aspects et notions de cette discipline. Elle nous informera également de l’actualité de la recherche et des publications.
Les bornes
De la borne milliaire romaine aux simples pierres qui délimitent les champs, les bornes définissent toutes sortes de territoires, du ᴘᴀɢᴜꜱ à la parcelle.
Les termes anciens
Les plus anciens termes datent de l’époque romaine ou émanent de mots latin porteurs du sens de « borne ». ᴍɪʟʟɪᴀʀɪᴜᴍ est le mot utilisé en latin pour dénommer les « bornes milliaires », colonnes monolithiques qui étaient destinées à indiquer les distances entre différents points des plus grandes voies romaines. L’unité était de mille pas, d’où leur nom, soit environ un kilomètre et demi. La très grande majorité de ces bornes ont disparu du territoire mais leurs traces toponymiques, elles, sont encore bien vivaces.
Milhomme à Labastide-Murat (Lot) est sur la voie romaine Rodez-Périgueux ; Milhomme à Saint-Maur (Gers) marque la limite d’avec Laas, comme Milhommes à Monlezun (Gers) celle d’avec Laveroët. Quant à Milhommes à Saint-Félix-de-Foncaude (Gironde), il se situe à 350 mètres du lieux-dit Les Trois Bornes. Le terme est le produit de ᴍɪʟʟɪᴀʀɪᴜᴍ tombé dans l’attraction du français « mille hommes ». Ce même mot a aussi donné des toponymes comme Milhars (Tarn) dont le nom rappelle la présence d'une ancienne borne milliaire romaine sur la route entre Albi et le camp militaire de Castres.
L’occitan fin, issu du latin classique ꜰɪɴᴇꜱ désignait la « limite » ou la « borne ». Stéphane Gendron(1) a relevé de nombreux exemples en pays d’oïl où le terme “fin” a encore le sens de « borne » ou de « limite ». Cette remarque vaut aussi pour les pays de langue occitane ; c’est le cas par exemple du Pech de Figne, à la lisière des communes de Flaujac-Poujols et de Cieurac (Lot) ou de Hinx (Landes) et de Hiis (Hautes-Pyrénées), à la limite de deux civitates Gauloises. On retrouve ce même terme avec des suffixations diminutives dans Fignet à Saint-Chels (Lot), qui désigne la limite avec la commune de Cajarc, Fignols à Saumont (Hérault) à l’exacte limite de Lodève ou encore La Fignal à Cadix (Tarn) qui confine avec Assac.
Le latin tardif ᴅɪᴠɪꜱᴀ avait le sens de borne et a très probablement laissé des traces toponymiques selon Pierre-Henri Billy(2) qui met cependant en garde contre la confusion possible entre les produits occitans du latin ᴅᴇꜰᴇɴꜱᴜᴍ et ceux de ᴅɪᴠɪꜱᴀ qui ont tous deux donné des toponymes de type devesa. Dans le Parc naturel régional des Causses du Quercy, environ 60 % des toponymes du type sont situés à une limite visible sur une carte, actuelle ou ancienne. On ne peut sans doute pas attribuer systématiquement aux noms de ces lieux une origine dans le terme divisa mais il est probable qu’une partie d’entre eux, difficilement évaluable, en émane.
Les termes polysémiques
Le latin et l’occitan possèdent plusieurs termes dont le sens premier a évolué vers celui de « borne », « limite ». C’est le cas de arca, « arche » qui désigna d’abord la pile d’un pont puis une borne, délimitation de forme quadrangulaire. On retrouve ce terme (si le toponyme n’est pas anthroponymique, ce qui demeure possible) dans Arcoutel à Albiac (Lot), en limite des trois communes d’Albiac, Bio et Issendolus, mais aussi à Larcher commune de Dampniat (Corrèze).
Il existe aussi des exemples de produits toponymiques de l’occitan pilar, « pilier » au sens de borne. Pilou à Alvignac (Lot) marque limite d’avec Rocamadour, Le Pilard d’Egletons (Corrèze) est à l’exacte limite d’avec Rosiers-d’Egletons et celui de Beaumont d’avec Madranges (Corrèze).
Pèrga est un autre terme polysémique qui possède le sens premier de « perche ». Il a servi ensuite à désigner une mesure agraire en Rouergue, mais aussi un poteau-limite. C’est peut-être le sens des Pergues à Blars (Lot) ou de Pergail entre Ricaud et Mas-Saintes-Puelles (Aude).
Le terme teule qui porte généralement le sens de « tuile » ou de lieux d’où l’on extrait la terre pour les fabriquer connaît aussi celui de « pierre plate » pour désigner des dolmens. Il n’est pas interdit de penser que des toponymes de ce type renvoient à des pierres de bornage ou à des mégalithes disparus qui ont pu être utilisés, à une époque, comme bornes. On pense par exemple à La Teule de Cours (Lot), situé à l’exacte limite des anciennes communes de Cours et de Laroque-des-Arcs ou à celle de Soulomès (Lot) marquant limite d’avec Caniac-du-Causse.
Le terme occitan cairon est issu de caire, « pierre angulaire, de taille, de carrière » (voir "La notion de « limite » dans la toponymie occitane" (1)). En Quercy, il a généralement le sens de « tas de pierres résultant du défrichement et/ou de l’épierrement d’un champ ». Mais ces édicules n’étaient pas implantés n’importe où et avaient sans doute leur utilité ce qui explique aussi pourquoi tant sont nommés alors qu’ils sont omniprésents dans le paysage caussenard. Le Cayrou est aujourd’hui au cœur du quartier de Barrières Hautes qui, comme son nom l’indique, est à la limite des communes d’Alvignac et de Rignac ; Le Cayrou du Bas-Ségala (Aveyron) est en limite des anciennes paroisses de Lunac, Les Mazières et Saint–Salvadou et celui de Combefa (Tarn) à l’exacte limite d’avec Monestiés.
Enfin, le terme pèira, « pierre » qui peut décrire différentes réalités de terrain liées à sa présence : des pierres particulières, rondes ou plates, identifiables, déjà présentes dans le paysage ou installées visiblement, ont aussi servi de « pierres de bornage ». Elles peuvent marquer des limites encore visibles sur les cartes aujourd’hui, ou celles de domaines voire de champs ou de parcelles desquelles elles ont très souvent disparu. On peut citer comme exemple Cinq Pierres à Labastide-Murat (Lot), en limite de sa commune, de Beaumat et de Soulomès ; le Pré de la Pierre à Vaillac (Lot) dénomme sans doute une borne car il se trouve en limite exacte des communes de Vaillac, Montfaucon et Séniergues. Talon de la Peyre à Cajarc (Lot) est en limite des communes de Cajarc, Calvignac et Saint-Jean-de-Laur. Son nom indique par deux fois cette limite : avec le mot talon, « talon » employé ici pour signifier la fin d’un territoire et avec le mot pèira.
On verra le mois prochain qu’il existe encore de nombreux termes occitans désignant des bornes qui sont passés dans la toponymie.
(à suivre)
Isabelle Collomb
1 GENDRON, Stéphane. La toponymie des voies romaines et médiévales. Paris : Errance, coll. Hespérides, 2018. 224 p.
2 BILLY, Pierre Henri. « Les limites territoriales dans la toponymie de la France ». In : Nouvelle Revue d’Onomastique, n° 31-32, 1998. p. 168.